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Le discours historique de Boutaris pour l’Holocauste des Juifs de Thessalonique
31 janvier 2018
Le discours de Yannis Boutaris, dimanche dernier, à l’occasion de la Journée nationale de commémoration des martyrs et des héros juifs de l’Holocauste, a été l’un des moments forts de l’histoire de Thessalonique.
Le maire a surpassé de façon unique les platitudes politiques et portant la Kippa, a décrit de manière bouleversante l’extinction des habitants juifs de la ville et a donné des réponses à comment et pourquoi Thessalonique ignorait ses Juifs perdus pendant la Seconde Guerre mondiale.
« Au cours de l’été 1945, Buena Sarfati est sortie de chez elle. Juive de trente ans. Originaire de Thessalonique depuis plusieurs générations. Buena, venait de rentrer à Thessalonique après avoir fui dans la montagne, se battant d’abord avec EDES, puis avec l’EAM pour finalement fuir en Palestine. Son frère Eliao, sa sœur Regina, sa grand-mère centenaire Miriam et ses tantes n’ont pas eu la même chance. Depuis le wagon du train qui les transportait jusqu’à Auschwitz- Birkenau, ils ont vu pour la dernière fois la ville appelée «Jérusalem des Balkans» un jour de printemps 1943. Quelques heures après leur arrivée, ils ont été conduits aux crématoires avec des milliers d’autres juifs. Leurs vies et, ensemble, la vie de Thessalonique juive, notre Thessalonique, sont devenues des cendres qui se sont répandues dans les plaines inhospitalières de la Pologne.
Les parents de Buena étaient-ils des «martyrs»? Les honorons-nous si nous les commémorons ainsi? De les commémorer ainsi nous honore-t-il ? La «Journée du souvenir des martyrs et des héros juifs de l’Holocauste» nous amène à réfléchir à cette question. Les parents de Buena, comme tous les autres Juifs d’Europe, n’ont pas choisi d’être des martyrs. Ils n’ont donc pas choisi de sacrifier consciemment leur vie pour un idéal supérieur, leur croyance religieuse ou leur idéologie. Ils n’ont pas choisi la mort, simplement parce qu’ils n’avaient même pas le droit à ce choix. Et c’est pourquoi nous ne devons pas de les considérer aujourd’hui comme des saints, nous tous, chrétiens et européens, qui depuis des siècles les avons souvent traités comme des diables. Ils étaient des hommes et des femmes et c’était ce qu’ils voulaient être.
Peu de gens, comme Buena, ont échappé. Seulement un millier de juifs de Thessalonique de plus de 45000 ont évité la déportation, Auschwitz, le chemin de la mort, les camps de travail. Ils ont survécu parce qu’ils ont pu endurer la violence indescriptible, l’humiliation, les expériences médicales, les viols. Et après, ceux qui ont échappé, ils sont revenus à la ville de leur origine. En tant que héros ? Les Juifs qui s’étaient enfuis dans la montagne, avaient été cachés dans les villes, ou s’étaient enfuis en Palestine, considéraient ceux qui revenaient des camps comme des traîtres,
collaborateurs des allemands et les femmes comme des prostituées. Les chrétiens ont de nouveau vu les survivants comme «des morceaux de savon inexploités» dans le reportage d’un journaliste américain, une menace d’un passé qui ne finissait pas de mourir. Les seuls héros n’étaient, selon le journal Ellinikos Vorras, que les cinq jeunes juifs qui combattirent sur le front albanais puis survécurent dans des crématoires avant de tomber en octobre 1948 «héroïquement dans les batailles de Grammos et d’autres montagnes alors qu’ils luttaient pendant la guerre civile contre les communistes».
Pour Buena, le martyre et l’héroïsme étaient de peu de valeur car elle essayait de ramasser les débris et de reconstruire sa vie depuis le début. Mais comment pouvait-elle se sentir quand mêmes les plus petits plaisirs ouvraient les plaies béantes du passé ? Combien elle a dû souffrir quand elle a découvert que le cône de papier dans lequel le vendeur arménien lui offrait un après-midi ses fruits secs préférés, était en vérité une feuille de papier déchirée de l’Ancien Testament de sa famille ?
Ce papier déchiré est le passé de Buena, mais aussi le passé de notre ville : un passé qui nous persécute et nous hante. C’est un passé silencieux, invisible, mais présent. C’est la cour en marbre de Saint Dimitri, faite de centaines de pierres tombales du cimetière juif détruit par les chrétiens allemands et grecs de la ville, matériau «sans valeur» selon l’archéologue Stilianos Pelekanidis. C’est l’hôpital AXEPA et l’Université Aristote qui ont été construits sur l’une des plus importantes nécropoles d’Europe. Ce sont les pierres tombales juives qui ont été posées devant le Quartier Général de l’armée et autour du Théâtre Royal, celles utilisées par la municipalité de Thessalonique en novembre 1948 pour construire des rues et des trottoirs malgré les fortes protestations de la communauté israélienne. Ce sont ces pierres tombales qui se trouvaient devant la Tour Blanche et sur le site même de la Foire Internationale jusqu’en décembre 1948. C’est avec le sac à main argenté, un objet de famille, que Buena Sarfati, en 1946, a vu étonnée une de ses amies chrétiennes se promener. C’est le tapis familial qu’un autre survivant juif a vu dans une maison d’amis chrétiens de sa famille. C’est le livre qui a été trouvé accidentellement il y a une dizaine d’années à la Bibliothèque de la Fraternité des Pauvres de Thessalonique avant d’être rendu au Musée Juif, un acte honorant la Fraternité.
Qui a déploré en 1945 leurs voisins disparus ? Quels monuments ont été mis en place ? Quelles cérémonies ont été faites ? Seule la communauté, détruite et dévastée, a lutté pour reconstituer son existence et pleurer ses morts. La ville, la société, le pays tout entier sont restés indifférents. Ils se sont cachés
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