Page 196 - Mémoires et Traditions
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                   nous avons pu tenir bon gré mal gré. Notre père ne fumait pas. Il échangeait alors ses paquets de cigarettes contre du pain. Les commerçants non juifs nous connaissaient et fermaient les yeux sur notre pénible existence. Deux de nos frères et sœurs travaillaient. Ils remettaient aussi intégralement leur paie à nos parents. Nous étions une famille très unie. Il y avait dans notre foyer une grande chaleur humaine et une profonde solidarité. Ceci nous a permis de résister par la suite à toutes les humiliations et les interdictions.
Ph.L : Cette vie n’était pas évidente, d’autant plus que les Juifs sont exclus de la société. De plus, les Juifs d’Algérie sont dénaturalisés depuis le 7 octobre 1940.
S.B : C’est vrai mais nos parents ont préféré gardé le silence. Ils se considéraient comme des Français à part entière. En tant qu’ancien de Verdun, notre père avait une confiance aveugle dans le maréchal alors que notre frère aîné tentait de le raisonner mais rien n’y faisait. Il s’était sacrifié quatre années au front, il avait versé son sang pour la France, il était un fils de la France. Il était convaincu que ses décorations le protégeaient.
Ph.L : Avec l’année 1941, commence le temps des rafles. Comment celle du 20 août 1941 qui concerne principalement les Juifs du 11e arrondissement s’est-elle passée ?
S.B : Nous étions à la maison. Nous n’avons donc rien vu. Mais par notre père, nous avons su que des policiers bloquaient les rues et effectuaient des contrôles d’identité, pénétraient dans les boutiques et visitaient certains appartements. Il revenait de faire des achats et, par miracle, il a échappé à la rafle d’une façon incroyable, invraisemblable. Il montait les escaliers et sur un palier, il est arrêté par un policier qui lui demande s’il était juif. Il répond : « Non, je suis israélite ! » Allez savoir ce qui s’est passé dans la tête de ce fonctionnaire ! On l’a laissé libre et il n’a pas été arrêté alors qu’un voisin originaire de Smyrne, Monsieur Suhami, l’interpelle et lui demande de prendre soin de sa femme et de ses quatre enfants ! Il en fait alors la promesse devant les policiers. C’est vraiment insensé mais c’est la vérité.
Ph.L : Ainsi, il échappe aux arrestations où plus de 4 200 Juifs sont conduits dans les commissariats puis à Drancy ! Et sa promesse ?
G.B : Notre père était un homme intègre et loyal. Jusqu’à la Libération, il a tenu sa promesse en soutenant et en entretenant la famille Suhami. À ce titre, j’ai une anecdote à vous raconter. Lors de la fête de ‘Hanoucah, nos parents distribuent à chacun de leurs enfants une orange comme simple cadeau mais offrent des petits jouets aux enfants Suhami. Je fais la moue car je suis très contrarié. Notre père me prend à part, me
questionne, me raisonne puis, constatant que je reste jaloux, il me dit avec calme : «Ne te plains pas. Toi au moins, tu as un père. »
Ph.L : Avait-il désormais conscience du danger puisque les rafles se multiplient les mois suivants ?
S.B : Certainement ! Mais il est vrai que nos parents n’évoquaient pas leurs soucis en notre présence. Ils se méfiaient et faisaient très attention car ils ne se savaient plus protégés par l’État français. Nous vivions chichement et, dans ce Paris allemand, nous voulions devenir invisibles.
Ph.L : Comment devenir « invisibles » lorsqu’à partir de mai 1942, vous êtes tous obligés de porter l’étoile jaune ?
S.B : Là, nous avons très mal vécu cette marque infamante. J’ai le souvenir de mon père se promenant dans les rues avec ses décorations et son étoile jaune. Il avait mis au-dessus de l’étoile ses décorations et essayait de marcher fièrement devant les passants comme pour leur rappeler son sacrifice et son titre de Français. Il n’était pas inconscient. Il était courageux.
G.B : D’ailleurs, même lorsque nous allions à la synagogue, il les portait.
S.B : C’est vrai ! C’est à cette époque que nous avons commencé à devenir des fidèles de la synagogue rue Buffault. Même si cela nous faisait loin, nous y allions chaque samedi. Pourquoi avoir changé de lieu de culte ? Sans doute parce que notre quartier n’était plus sécurisé à cause des rafles. Il y avait aussi de nombreuses disputes dans la communauté ottomane et mon père voulait avoir la paix pour prier.
Ph.L : Vous êtes donc les plus anciens fidèles du temple Buffault ?
S.B : Vraisemblablement. C’est pour la pâque 1942 que nous y sommes allés la première fois. Le temple Buffault était l’une des rares synagogues à être encore ouverte pendant l’Occupation. Il n’y avait pas grand monde à l’office du matin, même pendant les fêtes. Une vingtaine de fidèles, pas plus, et souvent des personnes âgées. A Yom Kippour, il y avait un peu plus de monde, environ une cinquantaine. Les fidèles préféraient ne pas prendre de risque. Ils restaient chez eux. A cette époque, la rue Buffault avait cinq hôtels qui avaient été réquisitionnés par les Allemands. Juste à côté de la synagogue, un garage se trouvait. Il approvisionnait en carburant les voitures de l’administration nazie. Et pourtant, nous traversions cette rue, devant une multitude de soldats allemands pour nous rendre à la synagogue ! Nous avions peur mais l’ennemi respectait notre père, cet ancien combattant avec ses médailles.
Ph.L : Mais comment se déroulaient alors les offices ? N’était-ce pas défier les Allemands ? G.B : Peut-être mais la peur n’évite pas
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